RAY BRADBURY

La première fois que j’ai lu « Les Chroniques Martiennes » de Ray Bradbury, j’avais quinze ans.
J’étais déjà un lecteur passionné de science-fiction telle qu’on la définissait alors ; genre littéraire dans son âge d’or et majoritairement axé sur des nouvelles ou des romans décrivant l’odyssée humaine vers les proches planètes, les étoiles, voire les galaxies.

Les « Chroniques Martiennes », recueil de nouvelles, indépendantes mais reliées par un fil conducteur et traitant de la « conquête » de la planète Mars, avaient, a priori, tout pour me plaire.
Ce ne fut pourtant pas le cas et j’abandonnais le livre après quelques pages.

Soixante ans passèrent.

Je viens, à l’occasion d’une réédition récente, de reprendre la lecture de cet ouvrage ; un pur plaisir du début à la fin.
Et je compris très vite pourquoi soixante ans plus tôt, je n’avais pas accroché : Pour paraphraser un slogan célèbre « Ça a la couleur de la science-fiction, le goût de la science-fiction… mais ce n'est pas de la science-fiction ».

 

 

 

 



Alors, c’est quoi ?

Voici d’abord ce qu’en disait Bradbury lui-même dans une interview de 1999 :
 

Tout d'abord, je n'écris pas de science-fiction. Je n'ai fait qu'un seul livre de science-fiction et c'est « Fahrenheit 451 », basé sur la réalité. La science-fiction est une représentation du réel. La fantasy est une représentation de l'irréel. Les « Chroniques Martiennes » ne sont donc pas de la science-fiction, c'est de la fantasy. Ça n'a pas pu arriver, tu vois ? C'est la raison pour laquelle ça va durer longtemps - parce que c'est un mythe grec, et les mythes ont gardé leurs pouvoirs.

Vingt ans plus tard cette définition reste sans doute valable. Mais « Les Chroniques Martiennes » sont sur le point de sortir du mythe et de la fantasy. Lorsque l’homme aura mis le pied sur Mars, elles deviendront de la science-fiction au sens où l’entend Bradbury.

Et ce que ne dit pas Bradbury dans cette interview, c’est que l’habillage en fantasy (ou science-fiction) n’est qu’une précaution destinée à préserver l’aspect « politiquement correct » de ses récits.

En réalité (ou disons, à mes yeux) ce recueil de nouvelles est avant tout, sous une forme poétique et philosophique, une critique féroce de la société américaine de l’époque et de ce qu’elle allait devenir et, sur un plan plus général, une critique non moins féroce de tout processus de colonisation.
Difficile en temps de guerre puis de maccarthysme (premières nouvelles publiées en magazine entre 1945 et 1950, première édition du recueil en 1954) d’avancer non masqué sur de tels sujets !

Encore plus difficile pour l’adolescent semi-inculte que j’étais en 1957 de percevoir les idées se cachant derrière les mots.

 

 

 

 


 

Deux exemples de l’aspect poétique et philosophique des nouvelles du recueil (textes très légèrement modifiés pour les détacher du contexte du recueil) :

Le Temps

Il y avait dans l’air comme une odeur de Temps. Il sourit et retourna cette drôle d’idée dans sa tête. Il y avait là quelque chose à creuser. A quoi pouvait bien ressembler l’odeur du Temps ? A celle de la poussière, des horloges et des gens.
Et si on se demandait quelle sorte de bruit faisait le Temps, ce ne pouvait qu’être celui de l’eau ruisselant dans une grotte obscure, des pleurs, de la terre tombant sur des couvercles de boites aux échos caverneux, de la pluie.
Et quel aspect présentait le Temps ? C’était de la neige en train de tomber dans une pièce plongée dans le noir, ou un film muet dans un cinéma d’autrefois, des milliards de visages dégringolant comme des ballons du Nouvel An, sombrant, s’abîmant dans le néant.
Tels étaient l’odeur, le bruit et l’aspect du Temps.


Et ce soir, on pouvait presque toucher le temps.

 

Le Péché
Seul, Adam n’a pas péché. Ajoutez Eve et vous ajoutez la tentation. Ajoutez un deuxième homme et vous rendez l’adultère possible. Avec l’ajout du sexe ou des gens vous ajoutez le péché. Si les hommes n’avaient pas de bras ils ne pourraient pas étrangler. Ajoutez les bras et vous ajoutez la possibilité de nouvelles violences.
Les amibes ne peuvent pas pécher parce qu’elles se reproduisent par scissiparité et sont dépourvues de sexe et de membres. Donnez-leur un sexe, des membres, c’est la porte ouverte au meurtre et à l’adultère. Retranchez ou ajoutez un bras, une jambe ou une personne et vous ajoutez ou retranchez un mal possible. Et s’il existe, sur d’autre planètes, d’autres sens, organes ou membres dont nous n’avons même pas idée ne pourrait-il pas exister d’autres péchés, inconnus des hommes, rendus possibles par ces nouveaux sens, organes et membres ?